Les encouragements fusent, mais ils n’empêchent pas les coups de s’abattre sur Kenzo Winterstein. Son tee-shirt à la gloire du « combat du siècle » de 1971 entre Joe Frazier et Mohamed Ali s’imprègne de sueur. Cela faisait trois ans que le jeune père de famille, membre de la communauté des gens du voyage, avait déserté les salles de boxe. « T’es pas pourri ! Tu as perdu, mais tu t’es bien défendu », lancent ses amis après deux rounds d’entraînement plutôt âpres. Un peu de sang, qui s’écoule du protège-dents, sanctionne son surpoids. « A sa belle époque, avant qu’il se marie et abandonne la boxe, il pesait 69 kg. Là, il frôle les 90 kg. Faut qu’il en perde au moins dix », déclare son père, John.
Pour rejoindre les modestes installations du boxing club athlétique de Mantes-la-Ville (Yvelines), Kenzo, solide gaillard de 22 ans, n’a qu’à franchir à pied quelques centaines de mètres. Cet hiver, le campement où se trouve sa caravane est installé sur un parking situé dans une zone industrielle à l’entrée de la ville. Le reste de l’année, la famille Winterstein, ancrée traditionnellement dans les Yvelines, se déplace un peu partout : « De Vendée au Maroc, en passant par le Midi. »
Dans la famille Winterstein, il y a Kenzo, John et puis le cousin Pierre-Franck, la légende. Champion d’Europe dans les années 1990, c’est lui qui a inspiré le chanteur Daniel Guichard, rencontré dans une soirée organisée par Régine, pour l’écriture de son tube Le Gitan.
Ce lundi de reprise est une journée particulière pour Kenzo. Son modèle, « le seul “voyageur” qui a été loin », l’ancien double champion du monde de 41 ans, Julien Lorcy, cousin éloigné, est en visite. « Depuis tout petit, j’entends parler de la boxe. J’adore Mike Tyson mais, bien entendu, Julien m’a inspiré. Quelle droite phénoménale il avait ! », confie le jeune homme, bien au chaud dans la petite caravane qui fait office de salon de réception.
Ancien partenaire d’entraînement de Marvin Petit, un autre boxeur « voyageur » – ex-champion de France des poids légers –, Kenzo Winterstein possède un parcours représentatif. « Je n’étais pas mauvais, mais je ne regrette à aucun moment d’avoir privilégié ma vie de famille », assure-t-il. Julien Lorcy, le verbe haut et la gouaille inimitable, analyse, lui, à sa façon, les nombreuses désertions, une fois la majorité acquise, des jeunes boxeurs issus de sa communauté. « Avant 18 ans, nous avons plein de futurs champions. Après, tout est fini avecl’appel de la touffe de poils », explique-t-il, goguenard. Désiré Hornegg, 42 ans, père de Ritchy, 21 ans, et de Sandy, 16 ans, ajoute : « Nos jeunes se marient tôt, et ça fout le bordel dans leur carrière. Ils deviennent soutien de famille, ils doiventtravailler. Mon aîné, Ritchy, était très doué, mais il a arrêté quand il a commencé àfréquenter. » Un écueil que le musculeux et prometteur Sandy, multiple champion d’Ile-de-France et champion de France en cadet, qui s’entraîne en compagnie de ses cousins de 15 et 17 ans, Ritchy et Yankee Hoffmann, se promet d’éviter : « Je suis sérieux et je vais le rester. La boxe est ma passion ! Je vise le titre de champion de France. »
S’ils poursuivent avec difficulté leur carrière à l’âge adulte, les boxeurs de la communauté de gens du voyage ont tout de même offert de beaux champions au noble art tricolore. Les forains de Saint-Dizier, Jean-Maurice et Jackson Chanet, champions d’Europe de père en fils, sont reconnus des amateurs de boxe.
A 28 ans, Cédric Vitu, né d’un père gadjo (qui n’appartient pas à la communauté gitane) et d’une mère « voyageuse », est actuellement le meilleur. Originaire d’une cité de Creil dans l’Oise, « Titi » a joué de malchance en novembre. A cause d’une fracture du métacarpe dix jours avant le combat – programmé le 16 novembre –, il n’a pas pu tenter d’obtenir la ceinture de champion d’Europe des super mi-moyens, en Bulgarie, face au Biélorusse Sergey Rabchenko. En novembre 2012, à Manchester, Cédric Vitu avait échoué une première fois contre Rabchenko. « Il s’est fait avoir lors de ce premier combat. Les juges ? C’était Ray Charles, Stevie Wonder et Gilbert Montagné réunis, explique Julien Lorcy. Il lui manque le rythme du combat. Mais c’est un bon gars et il a un gros potentiel. »
Très déçu par son forfait, Cédric Vitu se souvient de ses débuts et tente d’expliquer l’engouement des voyageurs pour la boxe. « On veut faire ce sport dès le plus jeune âge. C’est dans le sang, comme une coutume. On ne cherche jamais la bagarre, mais on ne se laisse pas faire », dit-il. Les débuts de Julien Lorcy portent aussi l’empreinte de cette passion. « Mon père nous a mis à la boxe, se rappelle « Bobo » Lorcy. La deuxième fois, je suis rentré avec le nez ensang. Je ne voulais plus y aller, mais mon paternel m’a mis une avoinée. Au bout d’un mois, j’y allais volontairement. Et, à force d’abnégation, j’ai vidé les gens de la salle un par un. »
Dans son livre Gadjo (éd. In libro veritas, 2010), Julien Lorcy défend le mode de vie des gens du voyage et décrit avec passion les liens entre la boxe et sa communauté. « On fait partie d’une minorité. On est obligés de se battre, on est rejetés. On est fâchés avec l’école et le système actuel. Quand tu ne sais ni lire niécrire, une culture de la débrouille s’installe. Et il vaut mieux être le boucher que le veau, dit-il. Les voyageurs ont en commun une haine du système actuel qui ne veut pas d’eux. L’Europe n’a même pas pensé à créer un statut pour les nomades. Tu viens de Hollande avec ta caravane, tu es un touriste. Sinon t’es un Rom, un laissé-pour-compte. » La vie au grand air et la solidarité qui règne renforcent cette propension à la pratique pugilistique dès le plus jeune âge. « Chez nous, les gosses jouent dehors, tous ensemble. Ils terrorisent les rats et les cafards du quartier. On ne joue pas dans sa chambre toute la journée », ajoute ce touche-à-tout qui produit des albums de rap et organise des réunions de sports de combat.
L’un des rares entraîneurs issus de la communauté, Martial Brillant, 64 ans, pierre angulaire du boxing club de Trélazé (Maine-et-Loire), rejoint le discours de Julien Lorcy. « Nous sommes mal perçus. La boxe est une manière de se faire reconnaître. Mais nous sommes également capables de nous adapter à tous les travaux : mécanique, toiture, maçonnerie… Tous les moyens sont bons pour montrer aux autres que l’on n’est pas inférieurs », défend celui qui s’est sédentarisé depuis qu’il s’occupe à temps plein de la salle de boxe. La soixantaine approchante, l’entraîneur du club de Mantes-la-Ville, Jean-Pierre Giraudet, porte un regard admiratif sur ses jeunes boxeurs issus des rangs de cette communauté souvent décriée : « J’ai sept ou huit boxeurs de 7 à 20 ans. Ils sont en général courageux, orgueilleux et volontaires. La culture de l’homme fort existe chez eux. Ils apprécient la boxe anglaise, car c’est une épreuve de vérité de monter sur un ring. On ne peut pas tricher. »
Leston Scherer, 7 ans, cheveux figés au Pento et regard malicieux, constitue, avec ses cousins de 9 ans, Sergio Petit et Boston Scherer, une relève assurée. S’échauffer en tapant contre les murs, souffler sur ses gants pour les chauffercomme les grands, les trois enfants s’entraînent trois fois par semaine à Mantes-la-Ville. Motivé, Leston boxe même lorsqu’il a de la fièvre, mais ne connaît pas encore ses glorieux aînés. Au risque de les vexer. « Eh, Leston, tu sais qui c’est lui ? Non ? C’est un champion du monde. Montre-moi sa photo sur le mur », l’interpelle son père, Willy, en désignant Julien Lorcy. Le doigt du petit garçon désigne le poster du double médaillé olympique, Jérôme Thomas. « Ah non. Là, tu vas me vexer », réplique l’ancien champion. Fier et libre, ce n’est pas un hasard si Julien Lorcy a fait un emblème du hérisson imprimé sur son short : « C’est le seul animal qui meurt en captivité. »
- Anthony Hernandez
Journaliste au Monde - Source: Le monde
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